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Il aura sans doute fallu pas mal d'abnégation, voire de courage, pour s'attaquer à un univers où l'on doit maîtriser les kilowattheures et les hertz, jongler avec les atomes de la fusion nucléaire et les molécules de la méthanisation, décrypter les intérêts parfois contradictoires entre la France (patrie du nucléaire) et l'Allemagne (berceau accueillant de l'éolien), éclairer le jeu du géant russe du gaz Gazprom, relater par le menu le coup de fil de Jean Couture, délégué général à l'énergie du gouvernement qui, un petit matin de 1973, au lendemain de la guerre du Kippour, demande au patron d'EDF Marcel Boiteux combien de réacteurs nucléaires il serait capable de construire, et en combien de temps (Boiteux aura avant midi pour répondre !).
Erwan Benezet s'y est mis, et plutôt bien. Le journaliste, spécialiste des questions d'énergie au Parisien-Aujourd'hui en France, vient de publier un ouvrage complet, judicieusement intitulé Le Grand Bazar de l'énergie. Le titre peut rebuter, comme si l'on pouvait craindre de se perdre dans cet entrelacs (la couverture affiche d'ailleurs une prise électrique dont le fil est bien emmêlé). L'ouvrage est toutefois très pédagogique. Il évoque la guerre en Ukraine et ses innombrables conséquences sur le marché de l'énergie, le grand amour de la France pour le nucléaire – amour malheureux, puisque les gouvernements successifs l'ont chacun un peu abandonné –, les nombreuses alternatives (l'éolien, le solaire, la méthanisation, l'hydrogène…). La politique comme la géopolitique ne sont jamais loin, qui sont à l'origine de tous les bouleversements du marché de l'énergie. La Russie ne s'est-elle pas, il y a des décennies de cela, fiancée à l'Opep pour justement tenir dans ses mains un levier géopolitique ?
À LIRE AUSSI Prix de l'électricité : le gigantesque défi d'EDFIl y a eu beaucoup de tournants dans le secteur de l'énergie, comme les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. La marche du monde n'en a pas été fondamentalement modifiée. Cette fois, observe Erwan Benezet, le tournant est peut-être définitif. Le réchauffement climatique lié à l'invasion de l'Ukraine, qui a obligé de nombreux pays développés à repenser leurs sources d'énergie, change complètement la donne. « Lorsqu'une société en expansion bute sur une limite matérielle, l'épuisement d'une ressource par exemple, elle met naturellement tout en œuvre pour franchir l'obstacle, écrit le journaliste. Son premier réflexe consiste en général à s'appuyer sur le progrès scientifique, avec en ligne de mire la possibilité d'exploiter de nouvelles ressources jusque-là techniquement inaccessibles […] Sauf que cette nouvelle crise énergétique n'est en réalité comparable à nulle autre. Dans les exemples précédents, l'humanité était passée du bois au charbon, puis au pétrole et au gaz, en empilant les sources avec un appétit gargantuesque dont le tout – pour paraphraser le philosophe – dépasserait la somme des parties. Cette fois-ci, urgence climatique oblige, il ne s'agit pas d'additionner mais de soustraire, d'éliminer définitivement les énergies fossiles pour les remplacer par leurs pendants décarbonés : le solaire, l'éolien terrestre, offshore, flottant, la géothermie, le captage de CO2, le stockage d'électricité, l'hydrogène, et bien d'autres… ».
Le Grand Bazar de l'énergie, Erwan Benezet, Arthaud, 293 pages, 21 euros.

Extraits
Rebrancher l'Ukraine
La première réponse à l'agression russe consiste à connecter le réseau électrique ukrainien, mais également moldave, au système européen, le plus grand du monde par la puissance connectée, avec 24 pays et 400 millions d'habitants, qui court du Portugal à l'ouest jusqu'à la Turquie à l'extrême est. L'Ukraine était jusqu'alors historiquement synchronisée avec le réseau électrique russe, mais depuis l'invasion, elle s'en est désolidarisée. […] Il s'agit, comme l'explique à l'époque RTE, de soutenir électriquement l'Ukraine en cas de difficulté via sept lignes à très haute tension, dont une venant de Roumanie qui a été remise en état pour l'occasion. Le pays bénéficie alors d'une capacité de production de 50 gigawatts (GW). Mais compte tenu de l'effondrement de l'économie en ce début de conflit, et avec la fin de l'hiver qui arrive, les besoins ne sont plus que d'une quinzaine de gigawatts. Il dispose également de stocks importants de charbon pour alimenter ses centrales thermiques.
Les gestionnaires de réseau de transport électrique européens pourront ainsi aider, en cas de besoin, à stabiliser le système électrique ukrainien. Si un manque de production d'électricité survenait par exemple […], ils pourront fournir de l'électricité de secours. « De Lisbonne à Kiev, tous les moyens de production sont reliés entre eux et battent à la même pulsation [50 hertz, le nombre de « pulsations » par seconde, soit la fréquence du réseau électrique]. Si l'un vient à faire défaut, les autres peuvent venir soulager l'ensemble du système », assure-t‐on alors à RTE.
Agnès Pannier-Runacher se souvient de ce moment particulier, à la symbolique si forte : « On l'a un peu oublié aujourd'hui, mais cette manœuvre, ça a été quelque chose, raconte la ministre. Cela comportait de sacrés risques, car il ne fallait surtout pas déséquilibrer notre propre réseau. Un problème survenu en Ukraine pouvait se répercuter jusqu'en Espagne, comme ce qui s'était passé en Allemagne en 2006 [des coupures en cascade avaient été provoquées par l'arrêt d'une ligne à haute tension enjambant le fleuve Ems, dans le nord-ouest du pays, lors du passage d'un bateau de croisière norvégien]. Et cela a été réalisé en moins de trois semaines par les opérateurs de réseau, les équivalents européens de RTE, la filiale d'EDF qui gère le transport d'électricité. Un exploit. »
Comment abîmer EDF
L'ancien patron d'EDF [Henri Proglio, NDLR] siège dorénavant au sein du conseil international de Rosatom, géant public russe du nucléaire. Anne Lauvergeon, elle, s'improvise de temps en temps « Énergie » sur les plateaux de BFMTV. Pour les deux anciens cadors du secteur, l'Europe a constitué le bras armé du Bundestag, le Parlement allemand, pendant que les gouvernements français successifs cédaient aux sirènes du libéralisme et de la libre concurrence. Point d'orgue de cette « trahison » au plus haut sommet de l'État, l'année 2010, lorsqu'un outil législatif – la loi Nome, acronyme pour « Nouvelle organisation du marché de l'électricité » – est créé pour démanteler, non pas des centrales, mais EDF elle-même. Il impose un mécanisme unique qui oblige EDF à subventionner ses concurrents en leur vendant à prix cassé un quart (et même en 2022 plus d'un tiers) de son électricité nucléaire. De quoi créer un marché ouvert, certes, mais de façon totalement artificielle.
« Une mesure inique, destinée à casser EDF et prise sous la pression bruxello-allemande, vilipende encore Henri Proglio. Ça a très bien fonctionné, les concurrents d'EDF sont devenus riches. Mais pas les Français. Pour compenser les pertes, EDF a augmenté ses tarifs. » C'est peu de le dire. En quatorze ans, entre 2007, date de l'ouverture à la concurrence pour les particuliers, et 2020, les tarifs de l'électricité ont bondi en moyenne de 60 %, selon les chiffres du médiateur national de l'énergie. Très concrètement, un ménage qui payait 1 000 euros de facture annuelle en 2007 (ce qui constituait la moyenne nationale pour une famille de quatre personnes vivant dans un logement de 80 m2 chauffé à l'électricité) s'est retrouvé à débourser treize ans plus tard plus de 1 600 euros. En février 2021, selon des calculs détaillés dans Le Parisien-Aujourd'hui en France, la seule refonte du système des taxes locales faisait encore bondir de plus de 50 euros en moyenne les tarifs de l'électricité pour les Français. Et encore, c'était avant la crise énergétique de 2022, qui en a remis une belle couche.
Des hausses encore insuffisantes, estima pourtant Jean-Bernard Lévy. Selon le successeur d'Henri Proglio entre 2014 et 2022, elles ne couvraient pas la réalité des coûts de production de l'électricité. « Le manque à gagner est considérable, de l'ordre de plusieurs milliards d'euros chaque année, s'indigne-t‐il […]. Nous touchons 42 euros par mégawatt-heure, alors que le parc nucléaire nous revient à une cinquantaine d'euros, sans tenir compte du coût de sa reconstruction. » Il est vrai que l'Arenh (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique) a largement contribué aux résultats catastrophiques d'EDF en 2022. Depuis 2011, le groupe a en effet obligation de revendre une partie de sa production d'électricité nucléaire aux autres fournisseurs (42 euros le mégawatt-heure, donc, quand ce dernier dépasse régulièrement les 100 euros sur les marchés), dans le but de créer les conditions d'un marché concurrentiel. Pour l'heure, la mesure a plutôt contribué aux pertes abyssales : 17,9 milliards d'euros sur l'année. Pour compenser la perte de l'électricité qu'elle avait dû céder, EDF s'est retrouvée dans l'obligation d'acheter à prix d'or des mégawatts-heures sur le marché.
Yves Bréchet n'est pas tendre non plus avec la politique nucléaire de ces vingt dernières années. Pendant son audition [devant les députés, NDLR], l'ancien haut-commissaire à l'Énergie atomique (entre 2012 et 2018) raconte avoir, sur l'ensemble de sa carrière, remis plus de 4 000 pages de rapports différents à ses autorités. Il y fustige les « zozos » et « laquais du prince », l'inculture scientifique des responsables politiques, le remplacement d'un « État stratège » par « un État bavard » pour expliquer les déboires du nucléaire en France. Et le physicien de conclure par cette phrase cinglante : « La politique énergétique du pays a été décidée par un canard sans tête. » N'en jetez plus.
Où en est la relance de l'énergie nucléaire annoncée par E Macron ? A quel prix EDF vend il son énergie à ses concurrents ?
C'est bien de savoir ce qui s'est passé ce serait mieux de savoir ce qui a été fait pour se sortir de ce trou. A part augmenter l'électricité aux consommateurs qu'en est-il de celle vendue au revendeur ?
Une info, passée inaperçu sur le site du Point :
Eiffage a été choisit par EDF, pour la construction des 2 premiers EPR à Penly, concours gagné par le plus petit Major face au conglomérat : Vinci, Bouygues et Razel !
Les trois présidents successifs ont cédé aux mêmes sirènes écologistes et le péché d’origine, la loi NOME, à été décidée par un président de droite libéral : N. Sarkozy. Tout ça parce que EDF à l'époque était trop performant et que les clients ne partaient pas assez vite. Ce sont nos amis britanniques qui nous ont poussé à cette hérésie, par dogmatisme et juste avant qu'ils ne nous quittent. Quelle g. De bois !