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J. Drew Lanham, ornithologue américain, spécialiste de la conservation, ne se contente pas d'apprécier les oiseaux. Il est profondément épris de ces créatures à plumes et mène des réflexions sur celles et ceux qui se consacrent à chasser, nommer, répertorier, sauver et, d'une manière ou d'une autre, se rapprocher des oiseaux. Dans un article du magazine de la National Audubon Society, publié en 2021, il avoue avoir été fasciné par « le pouvoir presque mythique » de John James Audubon (1785-1851), un nom associé à l'ornithologie américaine, comme Edison l'est à l'ampoule électrique.
Animé par une insatiable envie de connaître, de parcourir les forêts, de chasser, regarder, dessiner de nouvelles espèces, John James Audubon est l'auteur d'une œuvre canonique, Les Oiseaux d'Amérique, publiée entre 1827 et 1838, rassemblant des peintures de centaines d'espèces volatiles grandeur nature, observées, décrites et illustrées avec un art du réalisme remarquable. « J'ai lu tout ce qui me tombait sous la main, poursuit Lanham. Dans chaque livre, John James était un homme des bois et un héros, le genre d'ornithologue que je voulais être. Alors que les autres enfants de la cour de récréation se prenaient pour des cow-boys ou des astronautes, je m'imaginais en peau de daim avec un télescope et un fusil de chasse. Je voulais être comme Audubon, observer et collectionner les oiseaux. Comme lui, je tuais les oiseaux et je les peignais. Il se trouve que j'étais Noir. »

Il y a deux cents ans, Audubon était aussi un propriétaire d'esclaves, ouvertement antiabolitionniste. Selon son biographe Gregory Nobles, il a asservi neuf personnes pour travailler dans sa maison du Kentucky, a acheté et vendu plusieurs personnes et s'est opposé à leur émancipation. Homme de son temps, né à Saint-Domingue, Audubon a hérité de cette acceptation de l'esclavage des Africains comme un fait naturel, son père possédant dans l'île des plantations et des esclaves. Il aurait pu être un homme en avance sur son temps et être jugé autrement. Mais il ne fut pas ce prodige-là.
À LIRE AUSSI Des idiots, les oiseaux ? « Audubon achetait et vendait des humains comme des chevaux. C'est une preuve suffisante pour donner un autre rôle au héros. Les organisations qui portent le nom d'Audubon doivent avancer sous ce nouveau jour, et décider qui et ce qu'elles veulent être », poursuit J. Drew Lanham. En mars 2023, la National Audubon Society a invoqué deux raisons principales pour conserver le nom d'Audubon : confrontée au défi majeur auquel sont confrontés les oiseaux et les autres espèces sauvages en raison du changement climatique et d'autres pressions, elle a estimé que le nom du groupe, fondé quelque cinquante ans après la mort d'Audubon, « en est venu à représenter bien plus que le travail d'une seule personne ».
« La Fauvette d'Hitler ou le Pouillot de Staline »
La paix fut de courte durée. Un nouveau front avait été ouvert suite à la publication en 2020 d'une tribune par Jordan Rutter et Gabriel Foley dans le Washington Post, appelant à décoloniser l'ornithologie et créant, dans la foulée, le site Bird Names for Birds, qui fournit une liste de noms d'espèces jugés offensants. Mis sous pression, l'American Ornithological Society (AOS), groupe scientifique qui tient à jour la liste officielle des noms d'oiseaux pour l'Amérique du Nord, a annoncé il y a quelques jours que, « dans un effort pour réparer les erreurs du passé », elle commencera l'année prochaine à renommer environ 70-80 espèces d'oiseaux des États-Unis et du Canada, qui portent des noms de personnes, sur 150 noms d'oiseaux éponymes.
« On peut se poser la question de savoir si un oiseau doit s'appeler la Fauvette d'Hitler ou le Pouillot de Staline. Mais, dans cette entreprise outre-Atlantique, je perçois davantage une folie puritaine grotesque, révélatrice d'une société qui chancelle sur ses bases, qui n'est absolument plus capable de faire la part des choses, qui croit naïvement qu'effacer les mots du passé accouchera d'une société empathique et bienveillante, bien qu'elle s'en défende », réagit Jean-Philippe Siblet, vice-président de la Société d'études ornithologiques de France.

La Paruline Townsend, un passereau nommé en l'honneur de John Kirk Townsend (1809-1851), un ornithologue qui a déterré et collecté des crânes de cimetières amérindiens pour les besoins de la phrénologie naissante.
© WIKIMEDIA
Parmi les espèces qui recevront de nouvelles identités, il y a l'oiseau de mer le Puffin d'Audubon, nommé d'après John James Audubon. Mais aussi, la Paruline et le Solitaire de Townsend, deux passereaux qui évoquent John Kirk Townsend (1809-1851), un ornithologue qui a déterré et collecté des crânes de cimetières amérindiens pour des études visant à définir toutes les races humaines en fonction de leurs caractéristiques crâniennes, et à prouver l'infériorité des peuples indigènes.
À LIRE AUSSI Censure aux États-Unis : les bibliothèques attaquées de toutes partsLe Hibou de Wallace et cinq autres oiseaux qui honorent Alfred Russel Wallace (1823-1913), un naturaliste, explorateur et anthropologue britannique, à qui l'on attribue, avec Charles Darwin, la conception de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle, en fait également partie. « S'il s'est montré progressiste pour son époque, en défendant le droit de vote des femmes, ses écrits révèlent très clairement qu'il considère les Blancs comme supérieurs et, si l'on y ajoute son rôle dans la découverte de la sélection naturelle, on trouve dans ses travaux des précurseurs de ce qui deviendra plus tard les théories eugénistes », détaille Alex Holt, auteur d'une fiche biographique sur le site Bird Names for Birds.
Cet explorateur britannique fasciné par le cannibalisme
Parmi les indésirables, on pourrait citer aussi James Sligo Jameson, autre naturaliste et explorateur britannique, fasciné par le cannibalisme, qui a donné son nom à un pinson. Il raconte, dans son journal, avoir offert six mouchoirs à un chef de groupe tribal africain, en échange du meurtre et de la consommation d'une fillette de dix ans, afin de pouvoir dessiner la scène d'horreur. Pour l'instant, l'American Ornithological Society prévoit de ne modifier que les noms communs d'oiseaux en langue anglaise, rendant hommage à des personnes, et non les noms scientifiques latins en deux parties, des espèces qui se rencontrent principalement aux États-Unis ou au Canada.
La Mouette de Bonaparte (Bonaparte's Gull) qui fut nommée ainsi par Audubon, non pas pour rendre hommage à l'Empereur, mais à son neveu, l'ornithologue français Charles-Lucien Bonaparte (1803-1857), pourrait s'appeler autrement. Tout comme le Pétrel de Cook, un oiseau qui se reproduit sur quelques petites îles de Nouvelle-Zélande, qui migre dans le vaste océan Pacifique, mais qui « n'a rien à voir avec l'histoire, les réalisations, l'héritage ou la mort de son homonyme ». De nombreux ornithologues encouragent le groupe à remplacer les noms éponymes par des termes qui décrivent l'apparence de l'oiseau, son comportement, son habitat ou son chant.
« Des personnes ont volé des informations à d'autres pour se faire mousser »
« Ce qui fait la science, martèle Jean-Philippe Siblet, qui fut aussi directeur du service du patrimoine naturel au Muséum national d'histoire naturelle, c'est la nomenclature binominale latine, c'est-à-dire à deux termes, comportant le nom de genre suivi du qualificatif de l'espèce. Or, au sein de ce code international, figurent des noms latins qui font référence à des personnes. On trouve des auduboni, des bonaparti et des sibleti. Quelqu'un m'a dédié le nom d'un insecte et d'un coquillage. Les Renseignements généraux ne sont pas venus chez moi pour savoir si j'étais digne de recevoir cette dédicace. Qu'est-ce qui se passera si demain je commets un crime ? »
Le Puffin d'Audubon a été nommé ainsi par René-Primevère Lesson, en l'honneur du célèbre ornithologue franco-américain. Son nom scientifique (Puffinus lherminieri) est quant à lui en hommage au naturaliste Félix Louis L'Herminier (1779-1833). Au-delà de la nomenclature scientifique, ces noms vernaculaires véhiculent des récits, des mythes, des cultures, des histoires d'exploration et d'émerveillement. « Le Manchot d'Adélie porte le nom de l'épouse de celui qui a découvert ce territoire. C'est du patrimoine. C'est absolument choquant que des gens imaginent changer les noms tout simplement par bienséance. On voudrait nous faire croire que les scientifiques et les ornithologues en particulier seraient exempts des turpitudes de la société. Des personnes ont volé des informations à d'autres pour se faire mousser. »
La Mouette ivoire, blanche ou beige ?
Cette préoccupation autour des oiseaux et de leur changement de nom n'est pas nouvelle. Elle chahutait l'ornithologie, bien avant que la cancel culture venue d'Amérique – la culture du bannissement qui consiste à éjecter de l'espace public des choses ne correspondant pas à certaines valeurs – ne touche la France. Les motifs de renommage consistent moins à libérer les noms d'oiseaux des chaînes du racisme, du colonialisme et de la misogynie, qu'à répondre à un désir plus subjectif, celui du plaisir de nommer. « Des gens ont dit que la Mouette ivoire qui vit au nord du Groenland devait s'appeler la Mouette blanche. C'est une mouette blanche, appelée ivoire, parce qu'elle a été décrite à partir d'un spécimen du Muséum, légèrement défraîchi, beige comme de l'ivoire. C'est crétin et scandaleux de modifier le nom d'une espèce pour des motifs si peu scientifiques. »
Pour les taxinomistes, spécialistes de la classification des êtres vivants, et les éditeurs de livres et de guides, les conséquences sont vertigineuses. « D'un seul coup, des milliers de bouquins deviennent obsolètes. Avec parfois jusqu'à dix noms pour une même espèce, la gestion des bases de données informatiques s'avère très compliquée. » De l'autre côté de l'Atlantique, le génie de Jean-Jacques Audubon a été mis en balance avec son comportement méprisable. Que faire de son héritage ambigu ? Dans un texte éblouissant, le philosophe Pierre Vesperini écrit que « commémorer un homme, sous forme d'une statue, d'un monument ou d'un nom, ce n'est pas commémorer un saint, ou un ange, ni même héros. Dresser une statue, qu'elle soit de bronze ou verbale, c'est fixer pour des siècles le souvenir d'un homme dont les actes sont tels qu'on juge qu'il ne faudra jamais les oublier. »
La réécriture de la scienve et del'histoire comme le roman de Poutine. Généralement c'est le début des dictatures
Noires, que doit on dire maintenant ?
Pourquoi modifier mon précédent message. Censure du Point ou parfaite ignorance