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Après huit ans d'absence, Hunger Games renaît de ses cendres avec la sortie en salles de son préquel La Ballade du serpent et de l'oiseau chanteur (2023). Ce grand retour nous ramène plus de dix ans en arrière, quand la franchise adaptée des romans de Suzanne Collins fracassait le box-office international avec le premier film d'une tétralogie menée par Jennifer Lawrence en tête d'affiche. Quels ingrédients, dans les livres comme les films, ont bien pu à ce point séduire par légions entières le public des jeunes adultes convertis aux exploits de la rebelle futuriste Katniss Everdeen ? Le triomphe de Hunger Games, c'est d'abord celui des grandes sagas de fantasy adaptées par Hollywood, dès l'aube des années 2000, à partir des phénomènes du genre en librairie. En l'occurrence, les œuvres des Britanniques J. K. Rowling et J. R. R. Tolkien : Harry Potter (un premier film signé Chris Columbus est sorti en novembre 2001) et Le Seigneur des anneaux (en décembre de la même année).
À partir du triomphe au box-office de ces deux licences nourries de mythologie et de fantastique, l'industrie du cinéma a changé. Les blockbusters privilégiés par les studios ont peu à peu commencé à ressembler à des séries télévisées, avec des épisodes à suivre, des personnages récurrents et des cliffhangers… Le rachat des droits cinéma d'une épopée littéraire dite « young adult » (ciblant les jeunes âgés de 18 à 24 ans) s'est imposé comme mission prioritaire aux yeux des majors, désormais obnubilées par cette nouvelle poule aux œufs d'or.
Dans cette mouvance sont sortis les cinq films de la série vampirique Twilight (2008-2012) avec Kristen Stewart et Robert Pattinson, tirés des romans de Stephenie Meyer. Mais aussi la trilogie d'anticipation Divergente (2014-2016) avec Shailene Woodley, d'après les livres de Veronica Roth. Sans oublier le diptyque Percy Jackson (2010-2013) et les trilogies du Monde de Narnia (2005-2010) et du Labyrinthe (2014-2018). Bref, les producteurs avaient flairé le filon.
Le cinéma édulcore le roman
Le cas de Hunger Games est un peu à part. Publiée entre 2008 et 2010, la trilogie de science-fiction écrite par l'Américaine Suzanne Collins est devenue un phénomène de société majeur, avec plus de 100 millions d'exemplaires vendus à travers le monde. Rappelons aux néophytes l'intrigue du livre : l'action se déroule en Amérique du Nord après une guerre nucléaire. Dans ce monde postapocalyptique, la chute de la démocratie a fait place à un État baptisé Panem. Ses habitants vivent sous le joug d'un dictateur, le président Coriolanus Snow. Panem est scindé en douze districts, qui ont tous leur spécificité (le charbon, l'agriculture, la maçonnerie…). Chaque année sont organisés les Hunger Games (les « Jeux de la faim »). Dans chaque district, on tire au sort un garçon et une fille, de 12 à 18 ans. Et les vingt-quatre candidats désignés sont contraints de s'affronter dans une arène dans un combat à mort, sous les caméras de télévision. Au final, un seul candidat doit survivre.
Dès sa publication, la popularité considérable du premier roman éveille l'intérêt des studios. Mais aucun ne sait comment adapter l'ouvrage, du fait de son extrême violence. Heureusement, une ex-boss de Disney, la productrice Nina Jacobson, à la tête de la société Color Force, a le coup de foudre pour le texte de Collins à l'automne 2008 et décide d'en acheter les droits pour le cinéma. Elle signera un accord de distribution en salle avec la mini-major Lionsgate (détenteur des franchises Saw, Twilight, Divergente et John Wick) en mars 2009, faisant doubler au passage les ventes des livres en librairie. Suzanne Collins se charge de coécrire l'adaptation cinématographique du premier tome de son roman, mais le film, marketé pour les ados, se doit d'être grand public. Lionsgate décide alors d'édulcorer le récit et d'atténuer considérablement sa violence.
Que doit « Hunger Games » à Jennifer Lawrence ?
Objectif : faire de Hunger Games (2012) un blockbuster échappant à la classification R par la censure américaine (équivalent d'une interdiction aux moins de 17 ans non accompagnés par un majeur), au profit d'un PG 13 plus inoffensif (interdiction aux moins de 13 ans non accompagnés, comme presque tous les films de superhéros). Grâce à cette stratégie du plus grand nombre, le succès sera au rendez-vous et entraînera trois suites. À ce jour, la tétralogie a rapporté plus de trois milliards de dollars de recettes mondiales en salle. Et aujourd'hui le préquel devrait aussi remplir les caisses. Mais le coup de génie de Nina Jacobson est surtout d'avoir choisi Jennifer Lawrence pour incarner Katniss Everdeen, l'héroïne boudeuse et sauvage qui se dresse contre le système et devient le leader de la révolte qui gronde.
Un rôle de femme forte, fière et indépendante, en phase avec le vent de nouveau de féminisme qui soufflera sur Hollywood dans les années 2010. Découverte dans l'excellent film indépendant Winter's Bone (2010) de Debra Granik, qui lui vaut une nomination aux Oscars, l'actrice révèle autant de vulnérabilité que de détermination dans la peau de Katniss. Munie d'arcs et de flèches, elle est une sorte de Diane chasseresse (la déesse de la chasse dans la mythologie romaine). Une amazone qui porte la broche ornée d'un geai moqueur, oiseau légendaire devenant ici le symbole de la révolte contre le régime fasciste du Capitole. Un emblème de liberté. Très investie, « J. Law » devient une immense star planétaire grâce à l'envol de Hunger Games et revendique un cachet d'environ sept millions de dollars par film. Hors tournage, le charme espiègle de la comédienne fait le reste pour conquérir le jeune public.

La Rome antique en influence majeure
Pour le reste, c'est probablement dans la nature même des thèmes brassés par Suzanne Collins qu'il faut piocher les raisons de sa connexion à très haut débit avec la psyché collective. A priori, la dystopie n'était pourtant pas un genre nouveau, ni en littérature (dominée dans cette catégorie par des chefs-d'œuvre tels que Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, 1984 de George Orwell et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury) ni au cinéma, chargé de films se déroulant dans des sociétés imaginaires gouvernées par des régimes totalitaires. Sur grand écran, nombre de longs-métrages sur fond de jeux du cirque futuristes étaient déjà sortis bien avant Hunger Games : Rollerball (1975) de Norman Jewison, La Course à la mort de l'an 2000 (1975) de Paul Bartel, Le Prix du danger (1983) d'Yves Boisset, Running Man (1987) de Paul Michael Glaser et bien sûr, Battle Royale (2000) de Kinji Fukasaku, satire très noire de la télé-réalité où 42 lycéens se massacraient sur une île déserte.
Un jeu d'une extrême cruauté qui avait servi de modèle à Suzanne Collins pour écrire ses romans. Pour Hunger Games, la romancière s'est aussi inspirée également de la Rome antique et des jeux du cirque. La ville de Panem évoque l'expression latine Panem et circenses : « Du pain et des jeux ». En gros : donnez au peuple à manger, de quoi le divertir et vous l'endormirez. Le personnage du tyran Coriolanus Snow est une référence à l'homme politique romain

Une saga en phase avec les générations Z et Alpha
Objet d'analyses très sérieuses de la part de professeurs d'université et sociologues, le triomphe de Hunger Games a touché la planète entière (à Dubai, aux Émirats arabes unis, le parc à thème Motiongate, inspiré par l'univers du cinéma, compte deux attractions sur le thème de Hunger Games depuis 2016). Et en sus des emprunts antiques de l'écrivaine, la saga s'est aussi imposée parce qu'elle aborde de nombreux thèmes sociétaux immémoriaux : la famine, le totalitarisme, l'exploitation de la misère. Elle remet en question la violence d'État, les manœuvres politiques et la manipulation des médias. Comment la société du spectacle peut être utilisée pour contrôler les foules.
Comment, également, se fabrique la propagande d'une guerre médiatique, mais aussi une figure révolutionnaire qui se bat contre l'oppression (en l'occurrence celle de Katniss, avec ses habits de Jeanne d'Arc). On peut lire aussi cette épopée comme une allégorie de la télé-réalité, ainsi qu'une critique du voyeurisme des émissions de ce genre cynique où les candidats sont humiliés en public. Ces compétitions cathodiques où s'écharpent sans pitié des jeunes gens (lesquels, dans Hunger Games, font appel à des sponsors et des tournées promotionnelles pour financer leur survie – ce qui a dû interpeller tous les influenceurs des réseaux sociaux).
Bref, voilà une série littéraire (et de films) en phase avec notre ère de jeux télévisés cruels du XXIe siècle, qui rappelle la compétition féroce du monde du travail. En fait, la saga Hunger Games est un véritable miroir des générations Z (née à partir des années 2000) et Alpha (née à partir des années 2010), destinées à un avenir très sombre. Une jeunesse qui n'a plus d'utopies et pour laquelle le monde n'est qu'un vaste bourbier, gangrené par le chômage, les guerres, les pandémies et moult désillusions. Et un public qui s'est senti en osmose complète avec l'univers Hunger Games.